Ma grand-mère, un modèle de féminisme ?

Ma grand-mère a une très belle écriture. Des lettres élégantes, bien formées, une perfection à l’ancienne. Une carte d’anniversaire avec son écriture et je la revois jouer au Scrabble à la table du salon (minimum 300 points par partie), je revois ses recettes de cuisine que je garde précieusement dans mon cahier, la tarte aux prunes, le gâteau aux pommes, je revois les boîtes d’escargots Lanvin qu’elle m’envoie pour Noël.

Puis, la carte entre les doigts, je laisse mes souvenirs remonter tranquillement, ce sont des souvenirs doux et heureux. Faire une pâte à crêpes avec elle, et être épatée de sa force car elle arrive à mélanger les œufs et la farine sans ajouter le lait. Planter des graines dans un coin de ses plates-bandes et devenir responsable de ce petit carré-là, en faire mon jardin à moi au milieu du sien qui croule sous les fleurs que sa main verte a fait pousser. Marcher dans la rue en lui tenant la main pour aller au supermarché – Major, c’est fort! Lui faire un signe de la main en remontant dans la voiture.

Crédit photo (creative commons) : hudsoncrafted

Je ne lui ai jamais trop posé de questions sur sa vie, je n’ose pas, alors que les quelques bribes que je connais de son histoire me la font paraître si lointaine et extraordinaire. Son enfance dans la petite ferme que j’ai connue : des arbres fruitiers en ligne dans la pente qui plonge dans la rivière, le linge qui sèche au soleil, les mûres au bord du chemin. Les poules, le seau dans la grange, les toilettes dehors où il vaut mieux ne pas aller à cause des serpents, le lit dans l’alcôve au fond de la pièce principale. Et puis la guerre, ces années dont mes grands-parents ne parlent presque jamais. Et à 16 ans, le départ à Paris pour servir dans une en tant que bonne. Bobino où elle aimait aller. Le mariage, ensuite, avec mon grand-père cheminot. Cinq enfants.

Ses cinq enfants, la maison, les courses, le ménage, la cuisine, elle s’est occupée de tout et de tout le monde, toute seule. Sans les équipements nécessaires pour se simplifier la vie : pas de machine à laver, pas de couches jetables, pas de lave-vaisselle. Je ne l’ai jamais entendue se plaindre sur la vie de labeur qu’elle a menée. Je sais juste qu’elle avait dit à ma mère, jeune adulte : ne laisse jamais ton travail. Sois indépendante. Il n’y a qu’à ces mots que l’on peut deviner un regret.

Crédit photo (creative commons) : Juan Pablo Serrano Arenas

Je ne crois pas qu’elle sache quel modèle elle est pour moi, et comme je l’admire. Forte, courageuse, et calme, douce, gentille. Elle ne critique jamais personne, elle peut discuter de tout, elle s’intéresse aux gens et aux évolutions de la société.

Quand je commence à me lamenter un peu trop sur mon sort, quand je me sens submergée par les tâches du quotidien, très vite je pense à elle. Cinq enfants, treize petits-enfants dont elle s’est beaucoup occupée aussi, aujourd’hui mon grand-père qui a besoin de soins et qui est devenu dépendant… Elle me prouve que nous avons une ressource gigantesque en nous.

J’aurais aimé qu’elle soit plus libre. Mamie, pour tout ce que tu as fait, tu aurais mérité un salaire, ton indépendance financière, une formation une fois tes enfants devenus grands, un travail. Ce n’est pas rien d’élever les enfants dont la société a besoin. Notre avenir repose en grande partie sur le fait que des générations nouvelles nous succèdent, et l’éducation et l’amour donnés à ces enfants sont primordiaux pour notre équilibre à tous. Les parents ont un rôle essentiel pour toute la société, alors comment se fait-il qu’on n’accorde pas plus d’attention aux femmes au foyer ? Par on, j’entends la société, et bien souvent aussi leur mari. Je ne sais pas si on a demandé souvent à ma grand-mère si elle allait bien.

Quand elle me dit que cela doit être difficile pour moi de jongler entre mon travail et mes enfants, je ne sais pas trop quoi répondre. Ma vie est tellement confortable. J’ai été privilégiée et ai pu faire de bonnes études, qui m’ont donné un travail intéressant et un bon salaire. Je ne dis pas que je n’ai pas de mérite, je dis que je n’en ai pas plus que les femmes qui travaillent dur pour leur foyer. C’est facile, pour moi, de prôner le girl power. Quand on a tout, c’est facile de dire que les femmes doivent travailler et être indépendantes, que c’est la clef de l’égalité entre les sexes.

Je crains que ce soit bien plus compliqué que cela. Le travail salarié n’amène pas la liberté et l’indépendance à tous, hommes comme femmes. Les contrats précaires, les temps partiels subis, les bas salaires… et dans ces conditions, il faudrait en plus payer quelqu’un pour faire garder ses enfants ? La réalité financière du ménage fait qu’un des deux parents reste à la maison pour s’occuper des enfants, et oui, bien souvent, c’est la femme qui reste.

Il faudrait reconnaître que s’occuper de ses jeunes enfants est bien souvent exclusif de toute autre activité, et que pour cette raison c’est un travail d’une part qui doit être mieux réparti (comme toutes les tâches domestiques) entre les hommes et les femmes, et d’autre part qui nécessite une vraie rémunération. Et parce qu’après avoir passé dix ou quinze ans chez soi, à être à peu près invisible aux yeux du monde (vous avez déjà vu quelqu’un rebondir quand la réponse à sa question « qu’est-ce que tu fais dans la vie » a été « je m’occupe de mes enfants » ? Moi non, en général il se tourne vers quelqu’un d’autre), la confiance en soi peut être ébranlée, parce que pour un employeur ces années constituent un trou dans le CV, il y a vraiment un accompagnement dédié à imaginer pour fournir formation et retour à l’emploi.

Nous avons beaucoup à inventer encore pour une société plus juste. Être féministe, ce n’est pas calquer les aspirations des femmes sur celles supposées (voire imposées ?) des hommes : l’ambition, la carrière. Pour moi, être féministe c’est avant tout rechercher l’harmonie entre nous tous.

J’aimerais beaucoup savoir ce que tu penses de tout çà : ton modèle féministe, c’est la célibataire, la working mom, ou ma grand-mère ?

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8 Comments

  • Madame Parenthèses

    25 février 2020

    Jolie réflexion, merci de nous en faire part ! Je suis d’accord sur le fait que s’occuper de ses enfants est une activité en soi, et qu’il serait tout à fait justifié de la rémunérer.

    Pour la partie « histoire », ma grand-mère a suivi l’exemple d’une de ses amies et a écrit le récit de sa vie. Le texte fait une bonne vingtaine de pages, et c’est très touchant de le lire. Peut-être que cela ferait plaisir à ta grand-mère de rédiger un texte à transmettre à ses petits-enfants ? 🙂

    • Erica Tcharb

      25 février 2020

      C’est une super idée, j’adorerais qu’elle le fasse!

  • Virg

    25 février 2020

    Je ne rebondis pas sur le sujet de fond, je suis d’accord. Juste un comm pour dire « belle plume m’dame » 😉

    • Erica Tcharb

      25 février 2020

      Merci, c’est gentil!

  • Madame Colombe

    25 février 2020

    Quel bel article, et quel joli hommage à votre grand-mère.
    J’ai perdu la mienne il y a peu et on discutait souvent de nos deux vies bien différentes.
    Elle me disait que je courais partout, tout le temps ( et encore, je n’ai pas d’enfant) et que la vie actuelle est folle. Elle aussi courait partout, mais c’était une autre époque.
    Elle a toujours travaillé et était très contente de son sort. Mais elle me racontait le lavoir l’hiver, l’absence de confort matériel et je me rends compte de la chance que j’ai d’appuyer seulement sur un bouton quand je veux laver le linge ou la vaisselle. Et aussi la possibilité d’avoir choisi ne pas avoir d’enfant.
    Je vous rejoins sur l’idée que vous dépeignez du féminisme. Ma grand-mère était très moderne à bien des égards: elle gérait le budget de la maison, décidait des achats importants et avait même un chéquier!! Pour la femme d’aujourd’hui, c’est bien compliqué d’être une mère parfaite, une épouse accomplie et une employée modèle.
    Et la clef de tout ça est de rechercher le bon équilibre entre chaque facette ( et ce n’est pas facile). Merci encore pour ce joli texte.

  • Flora

    25 février 2020

    Très belle réflexion !
    Je crois qu’il est impossible de définir un modèle de féministe, ni même un féminisme… Il y a des tas de façons de contribuer à la grande cause qu’est l’égalité et chacun.e apporte sa pierre à l’édifice à sa façon.

  • Nefret

    25 février 2020

    Quelle belle réflexion ! Je suis assez d’accord, pour moi le féminisme c’est de donner à chacun la possibilité de faire ses choix.
    Et clairement on en est loin ; par une jolie (?) ironie, chez moi, la réalité financière du ménage fait que les deux parents vont travailler… alors que j’aimerais tant pouvoir m’occuper moi-même de mes enfants !
    (je sais, j’ai un travail, des enfants, c’est déjà deux belles chances!)

  • S

    25 février 2020

    Avoir le respect et la reconnaissances aux taches enormes de femmes qui ont reussi d’elever des generations est le devoir de femmes surtout. Partager la vie et les responsabilites est la chose ideal pour les couples. Malheureusement je vois que la femme est la louve de l’autre femme a cause du partage de force dans notre societe qui l’incite a ca. Et que les generations aines sont mises a l’ecart de leurs familles et leurs petits enfans auxquels ils peuvent transmettre les valeurs humaines . En tant que qqune qui vit dans une societe non occidentale je peux dire que c’est la meme situation. J’ai honte parfois de la language s’est tenu a leurs insu ou a leurs egards . D’ou la societe qui se demantele et se degenere.

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